Le voleur d’hirondelle

Oreille collée au gsm, elle dialogue, les yeux perdus à l’horizon. Pas de forfait illimité, tant pis ! Elle écoute, croche et ricoche d’un fou rire. Hirondelle, elle piaille au soleil dans la brise légère qui folâtre avec ses cheveux. Qu’importe le sens des mots, tout est codé en respiration, vibratos : incandescent été.

Un moment d’éternité se perd dans les ruelles chaudes où ses espadrilles déambulent. Itinéraire impromptu, elles glissent leurs pas souples jusqu’à la fontaine où dans un dernier éclat de rire, quatre bras s’enlacent et deux gsm s’embrassent avant de retourner qui dans le sac à main parme, qui dans la poche arrière d’un jeans délavé. Lui, forfait illimité, elle fauchée comme les blés, mais légère d’un regard qu’elle attendait depuis le matin.

Job étudiant, il peut enfin frôler la vacancière, humer son parfum et, dans un éclat de soleil, lui murmurer cette phrase mûrie au rayon épicerie, place du Marché, entre deux cageots d’abricots d’un producteur local : « Je te volerai ton sourire et le mangerai comme un fruit. »


Sandra Dulier, Plume Funambule

Quand l’enfant dessine

Il crayonne son monde avec soin et application. Il trace les lignes de la maison où le soleil brille toujours au-dessus de la feuille. Deux arbres verts et trois tulipes rouges tigent vers le ciel bleu où un nuage mouton toujours s’invite.

— Regarde maman, j’ai dessiné l’herbe et, tu sais, il y a aussi les fourmis !

L’enfant dessine le visible et l’invisible, le fort et le fragile, laissant les parties blanches à ce jardin encore inconnu que sera son avenir. Il faut peu à l’enfant. Une feuille et des couleurs et, de ses doigts de magicien, naît le plus beau des paradis.

Dans le silence installé, les marqueurs cigales s’invitent en chant et c’est toute la maison qui murmure ce temps retrouvé. Chut ! Défense de déranger !


Sandra Dulier, Plume Funambule

Rendez-vous

Elle marche au bord de l’eau. Les cormorans perchés veillent sur leur arbre endormi. Elle marche vers cette rencontre qu’elle appréhende et attend tout à la fois. Mille questions se pressent dans son esprit aussi embrumé que la Sambre aujourd’hui.

Son infirmité lui pèse. Elle essaie d’oublier sa démarche boitante et l’incertitude de son pas. Infirme de corps, elle s’inquiète. Va-t-il remarquer le décliné de son épaule, la fêlure du port de tête ou le tremblement du genou gauche.  Pourquoi a-t-il accepté ce rendez-vous ? N’a-t-il donc que du temps à perdre ? De quoi allons-nous bien pouvoir parler ?  Elle ralentit le pas. Sa respiration se bloque. Un, deux, trois : compte jusqu’à trois. Un, deux, trois : respire trois fois. Un… deux… trois…   Là, elle se sent un peu mieux. Elle se concentre sur les mouettes qui volent en rasant de leurs ailes l’eau ridée de la rivière. Elle observe cette nature chatoyante de jaunes se mélangeant aux rouges vermillon des feuilles rouillées de l’automne.

Elle avance encore, plus que quelques pas. Dieu que c’est long !  Elle le voit avant qu’il ne la voit. Elle l’observe pour se donner du courage. Assis sur un banc, il a le regard perdu au fond de ses pensées.

Ce qu’elle ignore, dans le dédale de ses peurs et de ses angoisses, c’est que lui aussi est inquiet. Son infirmité lui pèse. Il essaie d’oublier ses blessures et ses doutes. Mille questions se pressent à son esprit. Va-t-elle remarquer mon trac ? Moi, un homme… Ce serait une catastrophe ! Il faut que j’assure sur ce coup-là ! Pourquoi a-t-elle accepté ce rendez-vous ? N’a-t-elle donc que du temps à perdre ?

Il se concentre sur le passage du train, là-bas… au loin. Il entend son pas. Elle voit son regard. Il la découvre, un peu rouge et essoufflée. Elle lui sourit. Elle le voit, le regard tremblant et heureux.

Ce jour-là, ils ont compris tous deux combien l’autre luttait contre ses infirmités de vie. Assis côte à côte, ils ont pu enfin savourer ce jour béni de leur première vraie rencontre ; celle de leur liberté partagée.


Sandra Dulier, Plume Funambule

Connexions nocturnes

Une fenêtre sur l’horizon claque le sinistre volet d’une ombre lampée de vide. La mer se déchaîne, claque les rochers, embrume la plage d’une île sur roc. Demeure de fin XIXème accrochée en proue, tu soupires un passé inconnu.

Le rêve matérialise une histoire qu’aucun livre n’avait encore narrée. Le sixième sens est une porte qui ouvre les voies de la nuit. L’oreiller tourmenté s’empreinte des mouvements saccadés d’une vision où le feu des bals s’enlise dans la fumée en chandelles.

La rêveuse connaît cet endroit primitif de son âme. Elle ignore le nom, l’adresse, le pays, les paysages. Quoique ! L’image se précise, l’atmosphère, les bruits, les sensations… Tout est étrangement connu. Des voix se perdent, se cherchent, dialoguent, sans visages, mais bien là sur cette île de nulle part.

Quelles difficultés labyrinthiques prend notre esprit lorsqu’il recherche ces instants en vertige d’un vécu que nul à part lui ne peut retrouver ! Faut-il une nuit sans lune, un corps brisé par la fièvre pour se guider à travers ses murs ? Le sommeil semble si long et cyclonique dans ces moments d’errances aux racines d’un temps insoupçonné.

Je rêve, se dit-elle… Je vais me réveiller !

Nulle volonté cependant ne peut briser le sceau d’un pacte avec ce passé. Aïeule, secret de famille, réincarnation, empreinte de vie, fantôme, folie… Pourquoi cette étrange sensation ? Une seule solution : creuser de la plume cette vision pour en désensabler les incompréhensions.

La nuit risque d’être longue.


Sandra Dulier, Plume Funambule

À la table du café

À la table du café, elle regarde par la fenêtre les passants déambuler sous une pluie d’automne… Elle est brumeuse comme ce temps, cet instant flou de la saison des effeuillements. Autant elle aime le printemps, autant elle crispe ces jours de pluie. Elle sait ces mélancolies passagères, simples bateaux sur la mer des saisons.

Hier encore, le soleil chauffait d’écarlate la promenade au parc. Elle était joyeuse, l’écharpe venteuse au nez des oiseaux. Elle sentait la terre, la vie là, chapeautée sous les nervures des arbres. Elle compliquait pas. Elle savait la joie, le bonheur, l’instant. L’automne n’est pas vraiment une fin, mais le marron encoqué, fruit d’une autre chair, d’une douceur plus amère, mais si tendre au palais. Après cette parade d’eau et d’humidité, avec ses passants en poissons sans bocal, viendront les fêtes de Noël et d’autres chansons, verdures sapinières dans le houx des neiges.

À la table du café, elle regarde par la fenêtre les passants déambuler sous une pluie d’automne. Oui, elle crispe les jours de pluie, mais elle aime aussi cette page tournée en bord de thé, ces parfums mélangés, ce cocon au milieu des bruits. Elle voyage, glisse, patine déjà sur les mots, frissonne de plaisir à cette phrase qu’elle lit sur cette banquette de ses habitudes. Là, elle sourit. Oui, elle sait qu’elle est bien, le parapluie goutte à ses pieds, il se réchauffe, se débrume du vent et des passants tristes.

— Garçon, un Earl Grey, s’il vous plaît !

La liseuse recommande quelques minutes de plaisir. Soudain, sur sa page s’échappe une lumière de ciel. C’est le soleil en clin d’oeil qui s’invite.


Sandra Dulier, Plume Funambule